Le gouvernement souhaite abaisser la vitesse maximale sur certains tronçons à 80 km/h. Une décision qui crée des débats houleux et interroge sur notre rapport à l'automobile et à la vitesse, souvent associées à la liberté.
Le gouvernement a abaissé ce mardi de 90 à 80 km/h la limitation de vitesse sur les routes secondaires à double sens, une décision jugée indispensable pour contrer la hausse de la mortalité routière, mais qui fait débat. Le nombre de morts sur les routes, chiffré à 3268 en 2013 est reparti à la hausse, avec 3477 morts en 2016. Et si personne ne conteste la volonté du gouvernement de réduire le nombre de décès sur les routes, la décision est pourtant loin de faire l'unanimité, et certains dénoncent rien de moins qu'une privation de liberté.
La voiture, outil d'émancipation
Il faut dire que dans l'imaginaire collectif, l'automobile a été associée à l'idée d'émancipation. L'adoption de l'automobile à grande échelle, depuis le début du XXème siècle, a ainsi poussé la société à s'adapter au véhicule : les temps de trajet, la capacité à accéder aux services, sont devenus tributaires de la voiture. Elle est donc devenue l'accessoire indispensable à l'accession à une forme d'indépendance. Dans l'émission Concordance des Temps, en septembre 2009, l'historien de l'automobilisme Mathieu Flonneau revenait sur la façon dont la voiture a été vendue comme la possibilité de s'émanciper : "C'est un argument promotionnel des constructeurs américains de l'époque [les années 50, ndlr] : dans le package publicitaire on proposait à moindre coût la deuxième voiture. Cette deuxième voiture naturellement que madame va utiliser, madame se libérant de cette banlieue dans laquelle désormais elle habite. La voiture va lui permettre à tout instant de voir qui elle veut. Ce qui laisse naturellement un regard assez bourgeois, corseté, inquiet devant cette libération féminine, et de ce point de vue là [...] la voiture va charrier des mœurs plus libérées, voire libertaires. "
Depuis les arguments des publicitaires américains, la voiture n'a pas cessé d'être un outil d'émancipation. "On vit dans une société où vivre sans voiture est une moindre citoyenneté, surenchérissait l'anthropologue David Le Breton dans Les Chemins de la connaissance, en novembre 2001. Ça parait inconcevable de ne pas avoir de permis de conduire : il y a une forme de violence symbolique, d'incitation à la consommation, auxquelles les jeunes sont très sensibles. La voiture est l'accès à une pleine citoyenneté et le permis de conduire en est l'outil essentiel. Je me souviens d'ailleurs, que le moment du permis de conduire a été un très grand moment de ma vie, c'était ce fantasme que le monde m'était ouvert, puisque désormais j'avais une voiture et que rien ne ferait obstacle à mon cheminement, à mon désir de liberté" :
La voiture a longtemps représenté la liberté individuelle, la liberté d’aller où on veut. Mais au plaisir d'accéder au monde, de l'indépendance, s'ajoute le plaisir de la vitesse, perçue comme un synonyme de liberté, mais aussi comme un outil de transgression.
La vitesse, synonyme de liberté
Pour l'essayiste Jean-Philippe Domecq, auteur de "Ce que nous dit la vitesse", qui témoignait également dans Les Chemins de la connaissance, en novembre 2011, "le plaisir de la vitesse est un plaisir qu'il faut ajouter à la somme des plaisirs connus, qu'après tout nous pouvons tous vivre et ressentir. C'est un plaisir étrange d'ailleurs, qui passe vraiment dans les nerfs, et donc dans le corps, et sollicite tout notre être. Quand on est en voiture par exemple à l'entrée d'un virage, quand on aime conduire, on sent la trajectoire. C'est la dimension géométrique, on voit la courbe s'approcher, on voit les lignes médianes, les lignes latérales, et on sent ce que peut faire la voiture par rapport à ce virage : c'est-à-dire à quelle vitesse maximale elle peut rentrer sans risque. [...] En rentrant dans le virage, si on a bien combiné toutes les forces, à la sortie il s'est passé ce que nous avions prévu. Il y a un plaisir de prévision qu'on ressent. C'est à la fois très visuel, très tactile et très intériorisé. C'est dans ces moments là qu'on approche ce qui fait la qualité des grands pilotes de Formule 1. Et le plaisir est d'autant plus intense qu'il peut avoir des conséquences autres que la privation de ce plaisir. On peut appeler ça l'accident. Mais il y a quand même une tentation."
Pour David Le Breton, le plaisir de la vitesse est particulièrement ressenti chez les jeunes gens, particulièrement sensibles au vertige de la vitesse, car en manque de repères :
La plupart des conduites à risque sont des conduites de vertige. Quand on analyse la manière dont le jeune vit, on découvre qu'il a le sentiment que le sol se dérobe sous ses pas, il ne sait pas où il va, il n'y a pas de ligne d'orientation dans nos sociétés occidentales aujourd'hui pour savoir ce qu'on va faire de sa vie à venir. Or la vitesse va être de manière symbolique, une prise de contrôle sur le vide, où vous exercez un sentiment de maîtrise. C'est à dire que le jeune qui conduit sa voiture ou sa moto très très vite sur une route, il est sur le fil du rasoir entre le vertige et la maîtrise. Un souffle et il se tue, ou tue ses compagnons. Il a le sentiment pour la première fois de dominer la route, donc de dominer le monde, et de dominer le sentiment de vide qu'il éprouve. Il y a une sorte d'homéopathie du vertige. La vitesse est une manière de reprendre, de conjurer ce vide en soi et en même temps de faire une démonstration d'excellence, de virilité auprès des autres qui sont là.
La vitesse est d'autant plus attractive que la route est un lieu de transgressions multiples, de surcompensation, comme l'explique David Le Breton :
On aura d'autant plus besoin d'être démonstratif dans sa conduite et agressif envers les autres qu'il y a une insécurité profonde en soi, le sentiment d'être dénigré, de ne pas être reconnu, de penser qu'on est considéré comme un con par les autres. A travers une conduite agressive, on prend sa revanche sur les autres pour leur montrer qu'on est pas si bête que ça. [...] Il y a une volonté de donner une leçon à celui qui vient de doubler ou de ralentir : faire une queue de poisson, les grands coups de klaxon violents, sont souvent vécus comme des leçons qu'on veut donner à l'autre, qui lui ne sait pas conduire.
Longtemps synonyme de liberté, la voiture, sa vitesse grisante, sont pourtant. Dans un monde de plus en plus urbain, depuis une dizaine d'années, la voiture n'est plus perçue comme une source d'émancipation : son coût excessif, la capacité de se déplacer en utilisant des moyens de transports alternatifs, en font un outil de plus en plus délaissé, jugé nécessaire mais loin d'être prioritaire, particulièrement dans les grandes villes, où les passages de permis sont de plus en plus tardifs. Signe des temps, les principales plaintes à l'encontre des limitations de vitesse ne viennent pas d'une population jeune mais bel et bien d'une population qui proteste contre un changement d'habitude. L'outil de liberté est une perception bien plus qu'une réalité et à ce titre, le smartphone a depuis bien longtemps remplacé la voiture : pour les jeunes générations, il est bien pire de limiter le débit d'une connexion, plutôt que la vitesse maximum autorisée.
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