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Le système automobile - AgoraVox

L'automobile est généralement considérée comme un incomparable outil de mobilité et de liberté. Pour les sociologues, elle est un « objet social total » encore peu analysé – et un « objet éminemment politique », qu’elle soit « conduite à droite ou à gauche »... Alors que ses « externalités négatives » semblent désormais perçues comme insoutenables, deux chercheurs présentent une vue panoramique d’un siècle de réflexions sociologiques au sujet d’une culture automobile qui n’en finit pas de nous coloniser jusque dans ses ultimes avatars.

L’aventure humaine est marquée, tout au long de quelques centaines de milliers d’années de bipédie, par l’aspiration à dépasser les limites de sa vélocité naturelle. Si le premier moteur de l’humain est l’impératif de survie, le désir d’illimitation a pris le relais notamment par « l’idée d’un véhicule dont la mobilité serait indépendante de la force animale ou humaine  ».

L’usage d’un tel véhicule permettrait à son possesseur de faire des apparitions en majesté, à l’instar des dieux. Ainsi est né le « char de triomphe » des souverains, ouvrant la voie aux « automobiles d’exception », de Bugatti à Rolls Royce – et ainsi l’homme a-t-il accompli sa « conquête de l’ubiquité ».

L’automobile investit non seulement nos villes et nos campagnes, mais aussi nos déserts et nos montagnes sur tous les continents : « En 2017, son parc s’élève à environ 32,4 millions d’unités en France et 1,3 milliard à l’échelle mondiale  » constatent les sociologues Yoann Demoli et Pierre Lannoy à l’heure d’une « mobilité dite durable » dans tous les discours.

Mais déjà, des « velléités de renoncement à la voiture » se font entendre, quoiqu’encore timidement, puisque « plus symboliques et programmatiques qu’effectives et statistiquement significatives » - écologisme oblige... Le moment approcherait-il où le « droit à la mobilité » mène l’avenir au fond de l’impasse ?

L’implantation d’un système automobile

« On croit fabriquer une automobile, on fabrique une société » constatait Bernard Charbonneau (1910-1996). Dès 1915, le sociologue Robert Ezra Park (1864-1944) suggérait que la diffusion de l’automobile constituait une des causes du changement social et urbain. Et son confrère Vilfredo Pareto (1848-1923) déplorait dans son Traité de sociologie générale (1916) cette diffusion « grâce à la protection du dieu Progrès » - sans oublier l’intérêt des fabricants, hôteliers et autres heureux bénéficiaires...

Si l’automobile est d’abord un « engin de loisir » et l’automobilisme un « sport » exclusivement aristocratique, un « système de l’automobilité » se constitue au fil du Xxe siècle pour aboutir à une motorisation de masse et à la perpétuation du fait automobile dans notre après-guerre qui produit une nouvelle civilisation.

Devenu irréversible, ce système automobile s’est constitué aussi grâce à un « imaginaire de soutien activement mis en scène par les groupes sociaux dominants, dont les élites industrielles et politiques ». Ainsi, le cinéma a pris sa part dans la diffusion du désir et de l’imaginaire automobiles en « l’inscrivant dans l’ordre de l’évidence pratique » – de L’Homme à l’Hispano à Un Amour de Coccinelle et autres Taxi, l’automobilisme se fait irrépressible et se démocratise : « La motorisation des sociétés apparaît donc bien comme une construction culturelle, industrielle et politique. Les multiples profits associés au développement de l’automobile ne se limitent pas à ceux qui peuvent être saisis par une comptabilité marchande ou une rationalité utilitaire (...). L’attractivité de l’automobile ne s’est pas imposée d’elle-même, mais a été établie et nourrie au travers de différents processus sociaux de promotion, d’ajustement et de stabilisation – les critiques les plus radicaux diront d’imposition – d’un « régime automobile » aujourd’hui très profondément ancré dans le fonctionnement social.  »

La machine automobile, devenue colonne vertébrale de la seconde « révolution industrielle », a remodelé la topographie d’une planète gagnée par une culture de la locomotion individuelle ignorante de ses limites. La civilisation de l’automobile n’en finit pas de s’étendre pour répondre aux présumés besoins de « mobilité » et de « liberté » voire d’illimitation des humains.

Durant les « trente glorieuses » et la motorisation de masse, « l’autoroute mène davantage sur la route du travail que sur la route des loisirs ». Mais voilà que le travail humain devient de moins en moins indispensable à la « production de richesses », dans un contexte de raréfaction des ressources où se lézarde un édifice social fondé sur la propriété et le salariat...

La vie électrique

Les alternatives au moteur thermique tiennent-elles la route pour autant ? La voiture électrique ne semble pas réaliser la « rupture promise » ni prendre le relais de la reine des années d’énergie peu chère, de l’icône des années de « croissance » révolue : son cycle de vie s’avère tout aussi polluant, pour le moins, qu’un véhicule thermique, avec un cortège d’autres dommages collatéraux dans nos pays de l’atome ... Certains observateurs « y voient la manifestation d’un nouveau capitalisme urbain exploitant les infrastructures et les mobilités, reposant sur le partenariat public-privé qui diffuse les principes de gestion marchande, prônant une consommation collaborative prétendument plus respectable et transformant le principe du développement durable en un marché de l’expertise et de l’innovation »... Une éco-tartufferie de plus ? L'ultime, sans doute... Non seulement, l’auto électrique ne sauvera pas le climat (tout au plus, elle donnera de l’air à la filière nucléaire...), mais elle mène l’espèce dans une impasse environnementale sans marche arrière possible...

L’homme et l’auto sont devenus indissociables. Pour combien de temps encore ? L’automobilisme suppose que « l’individu fasse corps avec la machine, constituant une « unité véhiculaire » simultanément technique » (cette voiture) et humaine (« que je conduis »). Autrement dit, l’automobile requiert et fabrique un individu particulier, aux niveaux à la fois pratique et symbolique.  »

Bref, « la diffusion de l’automobilisme s’est constituée comme un support d’individualisation, produisant une certaine manière d’être une personne. » Mais le renchérissement du pétrole « bouleversera les configurations énergétiques, économiques et géopolitiques  »...

Le sort de l’homme et de l’auto sont si intimement liés qu’il est devenu difficile de penser l’avenir de l’espèce humaine sans se préoccuper de celui de l’industrie automobile : « L’automobile n’exige pas seulement des dépenses de la part des ménages, mais également la construction, le développement et l’entretien d’un réseau routier, élément indispensable du système automobile.  »

Mais avant d’avoir atteint le fond du baril ou du trou noir nucléaire, l’homo mobilis du XXIe siècle semble vouloir piloter son destin en prenant son temps – sans perdre pour autant en vitesse et en ubiquité... Si la belle machine à rêver n’est pas encore enterrée comme outil de mobilité et donc de liberté, le nouveau monde électrique censé affranchir l’espèce humaine de son addiction au pétrole la fait sombrer dans d’autres dépendances encore plus dangereuses – notamment aux métaux rares – tout en déplaçant le problème des émissions carbone. Alors que l'on "marche pour le climat", jamais n'est analysé le surcoût insoutenable des nouvelles infrastructures "indispensables" pour faire rouler une electromobile que nos aïeux avaient retirée de la circulation dès le début du XXe siècle... L'electromobile la plus écologique n'est-elle pas celle que l'on ne fabriquera jamais ?

La production d’automobiles, thermiques ou électriques, est de moins en moins soutenable d’un point de vue environnemental. Nul ne peut plus ignorer le coût écologique de l’objet culte qui tracte un mode de vie appelé à de douloureuses remises en cause. L’heure n’est-elle pas venue de « replacer la charrue derrière les boeufs » en se rappelant fort opportunément que le seul véhicule « propre à 100% » s’appelle... un vélo ? Du moins dans sa version basique - surtout pas électrique... 

Yoann Demoli et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, 128 p., 10 €

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