Le chantier est pharaonique. La bâtisse plus que centenaire, bien que très délabrée, écrase les environs de sa majestueuse masse. Les treize étages tiennent encore debout, mais tout est à refaire, du sol au plafond. Une véritable mise en abîme pour Bill Ford. Sous son impulsion, le constructeur automobile a acquis l'an dernier l'ancienne gare centrale désaffectée de Detroit, à l'imposante architecture Arts déco, pour en faire l'épicentre d'une mini- « Silicon Valley » de 11 hectares, au coeur du Michigan, consacrée à la voiture électrique et aux « nouvelles mobilités ». Le reflet des travaux qu'il a lancés au sein de l'entreprise fondée il y a cent seize ans par son arrière-grand-père, Henry.
Pour la deuxième fois en deux décennies sur le siège baquet de la présidence du groupe, William Clay Junior a en effet fait appel, il y a deux ans, à un « outsider » peu connu à « Motor City », Jim Hackett, l'ancien patron du spécialiste du mobilier du bureau Steelcase, pour se pencher sous le capot du numéro 2 des « Big Three ».
En 2006, Bill Ford avait trouvé l'homme providentiel chez la reine des industries, l'aéronautique, en choisissant le plus renommé des PDG du secteur, celui de Boeing, Alan Mullaly, pour resserrer les boulons d'une machine malmenée par Jacques Nasser dans une illusoire course avec General Motors et embourbée dans les baronnies.
Angles morts
Treize ans plus tard, le cinquième constructeur mondial ne se bat plus seulement contre ses pairs. Le durcissement des normes d'émission de CO2, la fermeture des métropoles au diesel et les progrès de l'intelligence artificielle ont créé des angles morts dans lesquels se sont engouffrés en quelques années de nouveaux entrants comme Tesla et les plates-formes numériques, la filiale d'Alphabet, Waymo, Uber, Lyft et consorts.

C'est donc à un industriel connu pour ses savants cocktails de services, de design et d'innovations puisées dans des start-up que la cinquième génération confie l'enjeu le plus important de l'histoire de la dynastie : quitter les temps modernes de la consommation de masse planétaire où l'inventeur de la Ford T et du fordisme avait fait entrer la voiture en 1908, pour la mener dans l'ère d'un nouveau « véganisme » automobile mariant propulsion électrique, partage des trajets et Big Data.
Des hauts et des bas
La situation héritée par Jim Hackett n'est pas aussi dramatique que celle trouvée par Mullaly. Les pick-up F-Series sont toujours le véhicule léger le plus vendu aux Etats-Unis, comme depuis quarante ans. Le débouché domestique s'essouffle depuis le record de 2016, mais, selon JP Morgan, il faudrait qu'il s'effondre de plus de 30 % pour que l'aiguille du numéro 2 vire dans le rouge.
Le groupe de Dearborn s'est d'ailleurs relevé de bien pire. Comme après-guerre, lorsque venant à la rescousse d'un jeune Henry Ford II déboussolé, Robert MacNamara et ses « Whiz Kids », des petits génies rompus aux statistiques, réinventent la segmentation de marché conçu dans les années 1920 par Alfred Sloan chez GM par la planification financière et l'approche sociologique de la demande. En sortiront la Thunderbird et la Falcon, qui servira plus tard de base à la mythique Mustang. Ou lorsque, dans les années 1980, l'un des tout premiers « régents » dégaine la Taurus, l'arme qui endiguera l'invasion japonaise.
Erreur de cible
Aveuglé par la mondialisation des modèles de petites et moyennes voitures lancée par Mullaly pour rehausser leur rentabilité (Fiesta, Fusion/Mondeo, Focus), le champion des pick-up n'a paradoxalement pas vu arriver la vague des « sport utility vehicles » (SUV), ces faux 4x4 qui, avec les crossovers (CUV), font désormais 70 % du marché américain, contre moins de la moitié il y a six ans.
« Ford s'est trompé de cible. Leur plan 2016-2020, présenté en 2015, prévoyait de consacrer 37 % des dépenses de développement aux voitures et 39 % aux SUV-CUV », analyse Nishit Madlani, directeur chez l'agence de notation S & P Global Ratings. Faute de volume, environ 30 % du chiffre d'affaires de Ford n'est pas profitable, estime UBS. « Les pick-up et les gros véhicules (SUV, camionnettes) génèrent des marges supérieures de 35 % à la rentabilité moyenne du groupe, tandis que, dans leur majorité, les petites voitures sont probablement vendues à perte », estime l'expert de Standard & Poor's.
Changement de nature
Le plan « Fitness », d'un coût de 11 milliards de dollars, initié fin 2017 par Jim Hackett, s'attaque non seulement aux racines du problème, les produits et les coûts, mais vise surtout à changer la nature du constructeur, d'un généraliste mondial de masse faiblement bénéficiaire à un spécialiste de niches juteuses (pick-up, SUV, CUV, utilitaires et camions) dans moins de pays. L'inverse de la course à la taille poursuivie par Volkswagen ou Renault-Nissan. « Aujourd'hui, 60 % des dépenses de développement vont aux SUV-CUV, près de 30 % aux véhicules utilitaires et pick-up et 11 % aux voitures. Cette réorientation représente à elle seule un potentiel d'un milliard de dollars de résultat d'exploitation supplémentaire pour l'usine d'assemblage du Michigan », observe Nishit Madlani.
L'annonce, le mois dernier, de 7.000 suppressions de postes, l'élimination de cinq strates de management, le passage de 9 à 5 plates-formes ont fait sentir leurs répliques jusqu'à l'usine de Blanquefort, en Gironde, et celle, au Brésil, de San Bernardo, où travailla l'ancien président Lula da Silva, vouées à la fermeture. L'international, qui a perdu 2,2 milliards de dollars l'an dernier, reste une épine dans le pied du constructeur qui a dégagé 7,6 milliards de profits sur le continent nord-américain.
Les économies prévues, de 25,5 milliards de dollars d'ici 2022, soit 3 % de la base de coûts du constructeur, parachèveront le plan « One Ford » de Mullaly. Elles dégageront des marges de manoeuvre pour financer les investissements dans la voiture autonome (4 milliards) et l'électrique (11 milliards pour 40 véhicules), soit au total plus du tiers de sa valeur en Bourse.
Virage drastique
L' arrêt des modèles classiques aux Etats-Unis (Fiesta, Fusion, Taurus), à l'exception de la sportive Mustang et du crossover Focus Active, n'en représente pas moins un virage osé, également pris par General Motors. Au-delà de cinq ans, il les condamne potentiellement en Europe où le groupe met l'accent sur les utilitaires (Transit) dont il est le leader. Un segment où il vient de nouer une alliance mondiale avec Volkswagen.
Jim Hackett rêve Ford en gestionnaire des données de circulation des métropoles, en service de robotaxis ou en livreur de courses robotisé. Il tisse patiemment un écosystème à travers des acquisitions (Argo, Autonomic) et des partenariats (Rivian, Zotye, Walmart, Postmates). Mais à la différence d'un Tesla, il ne peut pas partir d'une page blanche.
La livraison automatisée selon Ford : n'ayez pas peur, appelez-le Henry
Ses atermoiements sur l'ampleur de la refonte, le ballet des hauts dirigeants, le retard d'un an à deux ans sur GM dans l'électrique et la voiture autonome continuent d'inquiéter Wall Street. Les agences de notation menacent de dégrader la qualité de sa signature. En Chine, son deuxième débouché où sa part de marché est tombée à 2,1 % à cause d'une gamme vieillissante, Ford « n'a pas, comme en Inde - où il est allié à Mahindra - le partenaire qui lui permettrait d'avoir un levier sur le marché », constate Nishit Madlani. Le Brexit reste une épée de Damoclès sur sa présence en Europe.
« L'avenir de la mobilité doit se construire à Détroit », martèle Bill Ford. A Corktown, le quartier de la gare, le chantier doit durer cinq ans. Une éternité…

Chiffres-clefs
En 2018
Chiffre d'affaires : 160,3 milliards de dollars
Résultat d'exploitation : 7 milliards de dollars
Marge opérationnelle de l'automobile : 3,7 %, hors nouvelles mobilités (7,9 % en Amérique du Nord)
Nombre de véhicules vendus : 5,98 millions
Part du marché mondial : 6,3 %
8 centres de R & D
61 usines d'assemblage
199.000 employés (avant l'annonce de la suppression de 7.000 postes)
Retour aux actionnaires : 21,5 milliards de dollars cumulés en dividendes et rachats d'actions depuis 2012
Cash net (hors Ford Credit) : 8,9 milliards de dollars
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