
En ce morne après-midi de février, Damien (les prénoms ont été changés), commercial chez Peugeot à Evry (Essonne), guette le client. En deux heures, seules quatre personnes ont poussé la porte. Et toutes se sont dirigées vers le comptoir du chef d'atelier, plutôt que vers le carré des vendeurs. Rien d'étonnant à cela. Avec la pandémie, la fréquentation a nettement diminué dans les concessions. De combien? "Impossible de donner un chiffre précis, puisque les concessionnaires ne comptabilisent pas les entrées", explique Eric Cerceau, vieux routier de la distribution auto devenu "garagologue" pour les conseiller dans leur conversion au numérique.
Karim espérait recevoir davantage de visiteurs. "Après tout, nous sommes vendredi, jour de RTT", glisse ce commercial qui vend des Citroën en Seine-et-Marne. Il a les yeux rivés sur le tableau des objectifs de vente car une part conséquente de sa rémunération en dépend.
"Depuis juin 2021, la pénurie de semi-conducteurs allonge les délais de livraison et retarde le versement des primes qui s'y attachent", résume Marc Bruschet, président des concessionnaires de voitures particulières à Mobilians, une organisation qui représente les métiers de la distribution automobile. L'industrie est dépendante d'une poignée de fournisseurs taïwanais et chinois, qui approvisionnent en priorité les fabricants de smartphones et d'ordinateurs en forte demande depuis la pandémie. Résultat, les voitures sortent des chaînes au compte-goutte. Au second semestre 2021, faute de pièces, la quasi-totalité des constructeurs ont dû fermer au moins partiellement leurs usines. Conséquences: les immatriculations de véhicules neufs sont tombées l'an dernier à leur plus bas niveau en Europe depuis 1986 (11,77 millions contre 15 avant la pandémie). C'est pire en France, avec un résultat équivalent à celui de 1975, en baisse d'un quart par rapport à 2019. "En 2020, malgré deux mois de fermeture liée au confinement, il s'est immatriculé davantage de voitures qu'en 2021", souligne Francis Bartholomé, président de Mobilians. De quoi mettre à bas le moral des commerciaux.
Perte de rémunération
Les vendeurs rapportent une perte moyenne de rémunération pouvant aller jusqu'à 25% par rapport à 2019, année de référence. "En début de carrière, un commercial ne touche que 1.000 à 1.200 euros de salaire fixe, contre 1.200 à 1.500 euros pour un confirmé, révèle un vétéran qui vend des Renault à Aubagne (Bouches-du-Rhône) depuis plus de dix ans. Mes collègues qui débutent doivent construire leur carnet d'adresses, ce qui est très difficile en cette période de crise." Tellement que certains renoncent, alors que la profession "permet à des gens armés pour tout bagage d'un simple baccalauréat" d'atteindre la rémunération d'un cadre supérieur. "Chez les constructeurs premium, il était possible de toucher 60.000 à 70.000 euros net par an", témoigne l'un d'eux. Pourtant les commerciaux n'ont encore rien vu. En 2020, l'Etat prenait à sa charge "près de 84% de leur salaire brut par le biais du chômage partiel, rappelle Marc Bruschet.
Une situation plutôt confortable pour ces professionnels qui étaient payés sur la moyenne de leur salaire de 2019, avec la garantie de toucher deux fois leur part fixe". Certes, l'année 2021 a été plus rude mais pas pour tous, puisque "certains concessionnaires ont pris l'initiative d'avancer une part du montant de la prime que les commerciaux ne touchent qu'au moment de la livraison". De quoi les aider à patienter, dans l'attente de jours meilleurs. Ils tardent à venir. Non seulement les pénuries persistent, mais les finances publiques ne pourront pas soutenir la filière de la distribution auto comme elles l'ont fait ces deux dernières années. Les ventes du premier trimestre (le pire depuis 1980) n'incitent pas à l'optimisme. "Même durant la crise de 2008, nous n'avions pas eu trois années de suite aussi mauvaises", souligne un vendeur. Pas étonnant, dans ces conditions, que près de 60% des concessionnaires envisagent des suppressions de postes, rapporte Mobilians.
Des prix qui explosent
S'ils se montrent aussi pessimistes, c'est que le secteur fait face à une diminution structurelle de la demande. "Le pouvoir d'achat est en berne mais le prix moyen des automobiles neuves a augmenté de 35% environ en dix ans", observe le cabinet AlixPartners. L'an dernier, la hausse des prix des matières premières a contraint les constructeurs à "revoir trois ou quatre fois leurs prix catalogue". En février, la moins chère des Dacia franchissait la barre symbolique des 10.000 euros.
Quant aux remises, il ne faut pas y compter. Les constructeurs privilégient les modèles les plus chers, à forte marge. Les livraisons ne suivant déjà pas les bons de commande, ils n'ont aucune raison d'accorder un rabais. Dernièrement, Volkswagen suspendait les commandes sur ses modèles hybrides rechargeables.
Et les prix ne sont pas près de baisser. Car une voiture électrique coûte en moyenne 10.000 euros de plus que son équivalent thermique. Selon AlixPartners, avec 100% de voitures électriques, le volume des immatriculations pourrait baisser de 25%. Seule conséquence heureuse, les constructeurs redécouvrent le rôle essentiel du commercial qui "sait faire patienter le client et le convaincre de ne pas reporter sa commande", souligne Eric Cerceau. Cet attentisme est nourri par la crainte d'une obsolescence rapide de la batterie qui rendrait l'électrique difficile à revendre. Il attend aussi de connaître quelles seront les restrictions de circulation instaurées dans les grandes métropoles classées en zone à faibles émissions (ZFE) où il se rend pour faire ses courses. Inutile d'acheter une hybride rechargeable si le moteur thermique doit être banni sous peu. Pas étonnant que le client hésite entre l'achat ou la location, entre une motorisation électrique, hybride et thermique. La complexité croissante du produit et de la réglementation valorise le rôle de conseiller du vendeur et "justifie nos investissements dans sa formation", estime Bernard Guyot, dont le groupe distribue en Côte-d'Or les véhicules des marques Renault, Dacia, Alpine, Mitsubishi et MG.
Dématérialisation
Voilà qui apporte de l'eau au moulin des défenseurs du rôle du concessionnaire. Avant la crise, la rentabilité d'une concession n'était déjà que de 1% en moyenne, rappelle la filière. Ce qui n'empêche pas tous les constructeurs de vouloir réaliser des économies sur leurs coûts de distribution, qui représentent "jusqu'à 30% du prix du véhicule", selon Carlos Tavares -"mais seulement 7%", selon Mobilians. Trop cher aux yeux du patron du groupe Stellantis, qui a décidé l'été dernier de dénoncer les contrats de distribution qui le lient à ses concessionnaires. "Peut-être pour les remplacer par des contrats d'agence qui lui offriraient un meilleur contrôle sur les prix en se rapprochant du modèle de la vente directe, telle qu'il la pratique déjà avec les loueurs ou les entreprises qui achètent leurs véhicules par lots", se risque un représentant Peugeot. A cet égard, le mode de commercialisation de la Citroën AMI, cette biplace électrique sans permis qui se commande sur les sites Internet de Darty, Fnac ou Citroën peut être perçue comme une phase d'apprentissage.
Stellantis ne livre aucune indication sur la négociation en cours mais sa politique de rémunération instaurée en début d'année n'est pas faite pour rassurer. "Le vendeur touche une prime s'il peut démontrer que la vente est conclue en compagnie du client sur le site Internet du constructeur, s'alarme Stéphane Rivière, coordinateur CFE-CGC pour les services automobiles. Autrement dit, Stellantis demande à ses vendeurs d'enseigner au client la manière de se passer de ses services." Cette dématérialisation du parcours client laisse entrevoir le jour où Stellantis voudra se passer de magasin de vente, à l'instar de l'américain Tesla ou du chinois Aiways.
Stellantis s'en défend et invite à "ne pas confondre vente directe et vente en ligne". Le constructeur admet que "la proportion du parcours client effectué en ligne est appelée à augmenter mais, en même temps, que les interactions avec le réseau resteront indispensables". Renault aussi voudrait trouver le moyen de réduire les coûts de sa présence auprès des clients: 26 de ses 94 concessions seront cédées d'ici à fin 2023. Pourtant la crise sanitaire a démontré aux constructeurs l'importance de la proximité géographique avec le client. Deux récentes enquêtes d'opinion chez Deloitte et HiFlow constatent que "si le parcours d'achat débute sur Internet pour 6 Français sur 10, la concession reste, toutes générations confondues, la source d'information jugée la plus fiable (33%), loin devant les sites des constructeurs (11%)". Mieux, même en cas d'achat en ligne, 75% des répondants déclarent que leur interlocuteur préféré reste le concessionnaire. "Une relation de confiance s'instaure entre le concessionnaire et le client qui savent qu'ils se reverront à l'occasion de la révision du véhicule", explique Eric Cerceau. Chose qui n'existe pas avec un smartphone ou un aspirateur.
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