Longtemps, il a été parieur professionnel. Pourtant, Laurent Tapie croit aux hasards heureux. Comme ceux qui accompagnent la relance de Delage, gloire de l'automobile française d'avant-guerre. L'entrepreneur est né en 1974, soit cent ans après le fondateur Louis Delâge. Et lorsque son arrière-petit-fils, Patrick Delâge, lui a proposé de signer la cession des droits de la marque, le 7octobre 2019, c'était le jour de ses 45 ans: "Un magnifique cadeau d'anniversaire."
Sa passion de l'automobile, il la tient de son père Bernard Tapie, récemment disparu. De sa mère Dominique, il ne dira mot, mais les souvenirs d'enfance restent vivaces: "Je me rappelle la Porsche 911 Turbo de mon père. J'ai fait des centaines de kilomètres à l'arrière, dans ces places un peu étroites, idéales pour un gamin avec le moteur juste derrière moi. Puis il a acheté une 959, un modèle très rare, que je prenais plaisir à nettoyer tous les week-ends." Même sa naissance est liée à l'automobile. "Mes parents sont allés faire un tour avec la Lamborghini Miura SV alors que ma mère était enceinte de huit mois. Folle de vitesse, elle demandait à mon père de rouler toujours plus vite. Le choc, au passage d'une bosse, a provoqué l'accouchement prématurément le lendemain."
Dans la roue de Bugatti
Il fallait être un connaisseur pour exhumer le nom Delage, certes prestigieux, mais qui a cessé de produire des voitures il y a près de soixante-dix ans. "Selon moi, c'est la plus belle marque française avec Bugatti. Elle s'est imposée en compétition tout autant que dans les concours d'élégance." Mais ce n'est pas uniquement pour des raisons affectives qu'il a fait ce choix. Tel père, tel fils, Laurent Tapie est avant tout un entrepreneur énergique et vif d'esprit qui voit le potentiel commercial, aiguillonné par les distributeurs américains. "Le nom est connu, y compris aux Etats-Unis, qui sont un débouché majeur pour ce genre de modèles très exclusifs. L'histoire est un puissant vecteur de notoriété." Et de prendre l'exemple de Pagani et Koenigsegg, deux constructeurs de voitures super-sportives de grand standing qui ont mis des années avant d'émerger.
"Au début des années 2000, ils peinaient à écouler plus d'une poignée d'exemplaires par an, avec des tarifs de l'ordre de 2 millions de francs. Puis Bugatti a lancé la Veyron, en 2005, à 1 million d'euros. A l'époque, je pensais qu'ils étaient fous, que personne ne mettrait autant d'argent dans une voiture. Ils ont eu un peu de mal à écouler leurs 450 exemplaires, mais ils y sont parvenus." Delage s'engouffre dans la brèche ouverte par Bugatti, avec l'objectif de vendre des voitures à plusieurs millions.
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En 2017, après une année sabbatique qui a suivi son installation à Miami, Laurent Tapie jette les bases de sa future hypercar, créant Falcon Automotive. "Les voitures de luxe ne m'ont jamais intéressé, j'ai toujours eu des voitures de sport. Déjà, à 24 ans, j'avais une Porsche 911 Turbo, préparée par les frères Alméras [une officine spécialisée dans les Porsche de compétition], et à l'intérieur dépouillé au maximum pour l'alléger." Son ambition: réaliser la voiture homologuée pour la route la plus proche d'une Formule 1. Le premier modèle, produit à 30 exemplaires, sera équipé d'un moteur V12 de 990 chevaux avec une vitesse de pointe de 360 km/h et de deux joysticks à la place du volant. "Je savais que ce positionnement très radical allait me couper de beaucoup de clients, mais les vrais passionnés de pilotage sont réceptifs." Laurent Tapie a des idées très précises, qu'un styliste parvient à coucher sur le papier dès les premiers croquis. L'ex-champion de F1 Jacques Villeneuve est chargé du développement.
Accueil sarcastique
Puis il a fallu apposer une marque sur le prototype. "J'ai reçu un coup de fil de Laurent Tapie, qui s'est présenté comme “fils de”, se rappelle Patrick Delâge. J'ai été immédiatement séduit par le sérieux du projet, même si j'ai rétorqué que je trouvais les hypercars vulgaires. Il a éclaté de rire et assuré que c'était leurs propriétaires qui étaient vulgaires." Quelques jours plus tard, une réunion était organisée avec l'association Les Amis de Delage, dont les statuts consistent à perpétuer l'esprit et l'œuvre de Louis Delâge, et tenter de relancer la marque. Laurent Tapie se souvient avoir été accueilli avec des sourires sarcastiques. "Tous les ans ou presque, ils étaient sollicités. Mais je ne suis pas venu simplement avec des crayonnés sur des feuilles de papier, j'avais déjà une voiture complètement conçue, une équipe technique et des fonds."
Convaincre l'association n'a pas été si simple, confie cependant Patrick Delâge: "Tout le monde n'était pas d'accord, une personne était même farouchement opposée au projet. Les raisons étaient un peu fumeuses, je pense que le nom de Tapie y était pour beaucoup."
Nom lourd à porter
Ce mélange de flair, de pragmatisme et de ténacité a fait de Laurent Tapie un serial entrepreneur, dans la lignée paternelle. "Je n'ai été salarié que trois ans au cours de ma carrière", se plaît-il à rappeler, avec la même gouaille que son père, teintée d'une douceur héritée de sa mère. Il fonde sa première entreprise en 1996, alors qu'il est encore étudiant à l'ESCP. Son idée est d'organiser des tournois de football interentreprises. A l'époque, il ne veut pas dépenser 1 franc d'une fortune qu'il n'a pas. L'équipementier sportif Reebok est alors sponsor de l'Olympique de Marseille et Jean-Marc Gaucher, qui en est directeur pour l'Europe, rencontre Laurent via son père, qui possède le club de football phocéen. Il finance le projet, appelé Reebok 6.
Laurent Tapie espère alors embrasser une carrière dans la finance, mais il comprend, après la condamnation de son père à de la prison dans l'affaire de corruption VA-OM, que son nom de famille le dessert: aucune banque ne l'accepte. "En plus, j'avais des tournois de football à organiser, passer tout mon été en stage était impensable. Après négociation, j'ai fini par convaincre la direction de l'ESCP que mon activité pouvait correspondre à un stage. J'ai donc signé une convention où j'étais à la fois le dirigeant d'entreprise et le stagiaire!" A la fin de ses études, il se désengage du projet, mais l'idée suit son chemin chez Reebok, qui adapte le principe aux Etats-Unis, transposé au basket, sous la forme des Reebok Street Tournaments.
Parieur professionnel
Une fois diplômé, Laurent Tapie postule pour intégrer la société de conseil McKinsey. "Je me souviens de voir débarquer dans mon bureau une personne de l'équipe de recrutement, embêtée d'avoir reçu une candidature de Laurent Tapie à l'époque où son père était persona non grata, raconte Yann Duchesne, alors directeur du bureau français. J'ai répondu que la seule chose qui m'intéressait était de savoir si le candidat était bon. Nos protocoles de sélection ne retiennent qu'un candidat sur dix, je pensais qu'il serait recalé. Mais il était excellent." Voilà Laurent Tapie engagé pour ses deux premières années de salariat. "Ils m'ont affirmé qu'ils me choisissaient pour mon profil atypique, mais qu'ils pensaient ne pas arriver à me garder plus de deux ans. Sur le coup, ça m'a surpris mais ils avaient vu juste: presque deux ans jour pour jour après, la fibre entrepreneuriale reprenait le dessus et je démissionnais."
Quand on a le goût du jeu et de l'argent, les paris sportifs constituent une activité évidente. Fini, le costume cravate, pendant dix ans, à partir de 1998, Laurent Tapie a été parieur professionnel. "C'est le seul jeu de hasard dans lequel, si on est bon, on peut gagner, parce qu'on ne joue pas contre la banque mais contre les autres. C'est une affaire de statistiques et de probabilité, il suffit de les exploiter. Par exemple, très peu de gens parient sur les matchs nuls et préfèrent soutenir leur équipe." Sa petite entreprise dégage des rendements de 40 à 80% selon les années. Et si, en théorie, les gains sur les paris ne sont pas taxés, les montants étaient tels que le fisc a considéré qu'il s'agissait d'un revenu professionnel.
Pionnier des paris en ligne
Mais son goût pour les affaires le reprend. Disruptif, toujours. En 2000, il fonde free-goal.com, un site de paris sportifs… gratuits. Tout simplement parce que la Française des Jeux avait alors le monopole des paris payants. L'idée est de fidéliser un fichier de clientèle pour être prêt quand la concurrence sera autorisée. Le site, financé par la publicité, bat des records d'audience avec l'Euro de football remporté par la France. Canal+ investit 80 millions de francs dans le projet. Peu de temps avant que la bulle Internet n'éclate. "Un an après, le site ne valait plus rien." Pourtant, Laurent Tapie persiste dans le pari en ligne, en 2005, avec livebetting.com, une plateforme domiciliée à Malte, où ce type de business est autorisé. Il parvient à convaincre des investisseurs que la position de la France sur la question n'est pas tenable, la loi européenne n'autorisant les monopoles que dans des secteurs stratégiques. En 2008 effectivement, l'ouverture du marché était actée. "Le lendemain, Le Figaro titrait “L'Eldorado du jeu en ligne”, le surlendemain, on recevait les premières offres de rachat", retrace Laurent Tapie, qui a cédé l'affaire au groupe de casinos Partouche, dont il aura été salarié pendant un an.
En 2010, resté proche de son père qui vient d'empocher 403 millions d'euros de l'Etat dans l'affaire adidas, il monte un site d'e-commerce baptisé bernardtapie.com. Ils avaient d'abord pensé à l'appeler La Combine à Nanard, reprenant une chanson de l'émission de Canal Les Guignols de l'info! "C'était une période où les Guignols nous faisaient beaucoup rire. Ils considéraient mon père comme un personnage franc et un peu bourrin, et ils utilisaient sa marionnette pour sortir des vérités." Ce portail unique d'offres super discount connaît un départ fulgurant. Mais les faibles marges et sa clientèle restreinte grèvent la rentabilité. Qu'à cela ne tienne, Laurent Tapie se concentre alors sur la vente d'or et les rachats de crédit qui cartonnent. "Les deux extrêmes! D'un côté, nous touchions la catégorie la plus aisée de la population, de l'autre, la plus modeste."
Investisseurs stars convaincus
Encore aujourd'hui, la notoriété de son nom de famille est à double tranchant. Souvent chiffon rouge pour les banques et face à l'administration fiscale, un sésame parfois utile pour financer des projets. Sans concurrente réelle, la Delage D12 a convaincu le distributeur californien Newport Beach Automotive Group de présenter en avant-première le projet à ses clients, avec des commandes à la clé. Mais il lui faut des fonds. Laurent Tapie a réuni un "club D12" de douze investisseurs, parmi lesquels Xavier Niel, François-Henri Pinault ou Frédéric Leroux, gérant de Carmignac. Delage pourra retrouver sa splendeur passée, avec une fabrication partagée entre Magny-Cours et Le Castellet. A proximité du circuit varois, une manufacture-musée doit voir le jour. Cette mise en scène rappelle Bugatti, avec qui Delage entend rivaliser comme il y a cent ans. Et si la D12 ne sera produite qu'à une trentaine d'exemplaires, le deuxième modèle, présenté au très prestigieux concours d'élégance de Pebble Beach d'août 2024, sera plus ambitieux. Plus cher aussi.
VIRAGE APRÈS VIRAGE
1974: Naissance.
1996: Crée sa première entreprise, Reebok 6.
1998: Diplômé de l'ESCP, entre chez McKinsey.
2000: Ouvre free-goal.com, site de paris sportifs gratuits.
2005: Lance livebetting. com, site de paris sportifs.
2008: Vente de livebetting.com à Partouche.
2010: Ouvre le site bernardtapie.com
2016: S'installe à Miami.
2017: Fonde Falcon Automotive.
2019: Rachète le nom Delage, présente la D12.
Laurent Tapie à toute allure
1. En 1980, au côté de son père Bernard Tapie. De sa mère Dominique, deuxième épouse de son père que l'on dit ruinée, Laurent Tapie ne dit mot, mais ses souvenirs d'enfance restent vivaces.
(Collection personnelle)
2. En 1996, sur le circuit du Luc, dans une monoplace de course. Son père lui a transmis sa passion: "J'ai fait des kilomètres dans sa Porsche 911 Turbo, dans ces places arrières étroites, idéales pour un gamin."
(Collection personnelle)
3. En 2001, dans son bureau à Paris. Les gains sur les paris sportifs ne sont pas taxés, mais pendant dix ans, ces montants étaient tels que le fisc a considéré qu'il s'agissait d'un revenu professionnel.
(J. Robine/AFP)
4. En 2019, en Californie, il présente la D12, avec une D8-120 Cabriolet Chapron de 1937. Newport Beach Automotive dévoilera la D12 en avant-première.
(T ed 7)
5. En 2019, avec Patrick Delâge (à g.), président d'honneur de Delage, et Benoît Bagur (au c.), directeur technique, à Newport Beach. Pour rassembler les fonds nécessaires au projet, Laurent Tapie a réuni un "club D12" de douze investisseurs, parmi lesquels Xavier Niel, François-Henri Pinault et Frédéric Leroux, gérant de Carmignac.
(Ted7)
Ce qu'ils disent de lui
Jean-Marc Gaucher, ancien PDG de Reebok France, PDG de Repetto: "Laurent Tapie sait mieux se faire accepter que son père. S'il a son énergie, il a aussi hérité du caractère doux de sa mère. Je peux vous affirmer que c'est quelqu'un de bien."
Yann Duchesne, ex-directeur général de McKinsey France: "Laurent a une énergie et un leadership qui laissent deviner que l'ADN de Bernard est bien là. Je me rappelle une représentation de la pièce de théâtre Vol au-dessus d'un nid de coucou à laquelle j'ai été invité. A la fin, dans sa loge, Bernard Tapie m'avait remercié de ne pas avoir tenu compte du nom de famille de son fils lorsque je l'ai recruté chez McKinsey."
Sophie Tapie, sa sœur: "Laurent, “Babounet” comme je l'appelle, ça a toujours été le grand frère, on a treize ans d'écart. On adore faire les clowns, se repasser vingt fois les mêmes scènes de film qui nous font rire. On rêve de monter sur scène à deux, pour un spectacle où on raconterait nos histoires."
Patrick Delâge, président d'honneur de Delage Automobiles: "Laurent Tapie va vite. Très vite. Il s'est mis en tête d'écrire un livre sur l'histoire de Delage, à partir d'ouvrages existants. Il s'est enfermé une quinzaine de jours et lorsque l'historien de l'association a lu les quelque 500 pages, il a été surpris par le peu d'erreurs que le texte comportait."
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