
Sylvain Kahn, professeur à Sciences Po et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, spécialiste des questions européennes, a accordé un entretien au Revenu.
Sylvain Kahn est professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Il est également docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d’histoire. Il a publié «Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945» (PUF), «Le pays des Européens» (avec Jacques Lévy, Odile Jacob), «Géopolitique de l’union européenne» et «Dictionnaire critique de l’Union européenne» (Armand Colin). Il est le responsable et coauteur du mooc «Géopolitique de l’Europe», diffusé en ligne en français et en anglais sur les plateformes Coursera et Fun.
Après le Covid et en pleine guerre en Ukraine, quel est l’état de santé de l’Union européenne (UE) ?
Sylvain Kahn : L’Europe est plus concentrée. Face au Covid comme face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les Européens ont considéré qu’ils réagiraient mieux unis que séparément. Pendant la pandémie, dès février 2020, les États et les instances européennes ont travaillé de concert, 24 heures sur 24. Ils ont mis en place toute une panoplie de mesures destinées à soutenir l’économie et les entreprises, mesures qui se sont cristallisées avec un plan de relance massif. Ce plan, concrétisé par la mobilisation de 750 milliards d’euros, était inédit car, pour le financer, les Européens ont fait ce qu’ils n’avaient jamais fait jusqu’à présent : ils ont lancé un emprunt européen. L’Europe est devenue «tous pour un et un pour tous». Ce plan de relance a boosté le Vieux Continent.
Et face au conflit ukrainien ?
Sylvain Kahn : L’Europe montre également toute sa cohésion. Avec la «facilité européenne pour la paix», son instrument permettant à l’UE de financer l’armée d’un pays ami en guerre, elle alimente la résistance farouche des Ukrainiens à l’invasion russe. L’UE sanctionne très sévèrement l’économie russe dans le but d’assécher le financement de l’effort de guerre et de l’armée russe. Enfin, elle se déprend de sa dépendance à l’énergie russe. Il y a un an, les importations venues de Russie représentaient un quart de la consommation énergétique européenne, aujourd’hui, c’est 5%. Dans ces deux crises, le rôle de la Commission comme chef d’orchestre des Européens s’est considérablement renforcé et ce, parce que les Européens l’ont souhaité.
Beaucoup dénoncent la «naïveté» européenne face à la Chine. Est-ce que les yeux des Européens se dessillent ?
Sylvain Kahn : Je ne parlerai pas de naïveté. C’est plutôt un pari que les Européens pensaient, à l’origine, être «gagnant-gagnant» entre l’ouverture du marché chinois aux productions européennes à forte valeur ajoutée d’une part, et l’importation de biens de consommation courante fabriqués à bas coût en Chine. Mais cela a été un pari raté. L’Europe a réalisé que, depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la Chine ne visait que l’intérêt du Parti-État chinois et de ses entreprises. À partir de 2019, l’UE a adopté une doctrine qualifiant Pékin de «partenaire commercial», mais aussi de «concurrent» et de «rival systémique». Progressivement, des politiques publiques sont mises en place. Elles ont consisté en des contrôles plus pointus des investissements étrangers, en une réciprocité en matière de règles de la concurrence et de la législation sur les aides d’État, que les pays européens n’appliquaient jusque-là qu’entre eux… Il s’agit de faire en sorte que l’interdépendance UE-Chine, devenue structurelle, demeure équilibrée et bénéfique. Ce n’est pas facile.
Et vis-à-vis des États-Unis ?
Sylvain Kahn : Trump et Biden (et Obama), ce n’est pas pareil ! Trump, qui avait dressé de vraies barrières tarifaires aux frontières, était protectionniste et souverainiste. Biden, lui, avec l’inflation reduction act (IRA), incite les entreprises américaines à devenir plus écologistes. Il considère les Européens comme des concurrents, mais aussi des alliés objectifs. Même au plan économique. L’objectif de Biden n’est pas de plomber les Européens. On ne peut pas reprocher à Biden d’embarquer les entreprises américaines dans la transition écologique, alors qu’on a reproché à Trump d’y être indifférent.
À l’Europe d’inventer son IRA à l’européenne. Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, incarne ce volontarisme européen en matière de politique industrielle et de transition verte. Cette stratégie est déjà initiée avec Invest EU et le plan industriel du pacte vert. Mais pour que Invest EU et ce plan aient la force de l’IRA américain, il faut que l’argent public et les aides d’État soutiennent des filières, des entreprises et l’innovation, non seulement en Allemagne, en France et en Italie, mais aussi dans les “petits” pays de l’UE.
La bataille pour la révision des critères de Maastricht a commencé. L’UE va-t-elle revenir aux critères stricts qui prévalaient avant le Covid ?
Sylvain Kahn : Les critères de Maastricht ont été suspendus pendant le Covid pour une durée de deux ans et demi, soit jusqu’à la fin de 2022. La Commission a prolongé cette suspension d’un an pour faire face aux conséquences de la guerre.
L’UE va-t-elle revenir à la situation ex-ante ? Le débat est en cours. La Commission, la France, la Belgique et les pays du sud de l’Europe sont pour un assouplissement de ces critères. Les Allemands sont plutôt réticents, alors que les Néerlandais, les Finlandais, les Suédois, les Danois sont contre. Dans l’histoire de l’UE, on n’est jamais revenu en arrière. La Commission a mis sur la table une proposition d’assouplissement et de réaménagement de ces critères. On se dirige vers un compromis.
Est-ce que l’Europe avance en matière d’indépendance énergétique ?
Sylvain Kahn : Absolument pas. Et c’est un énorme problème. Les Européens continuent d’être extrêmement dépendants des énergies fossiles. Ils se sont en grande partie émancipés de la Russie, mais pour se diversifier vers de nouvelles sources d’approvisionnement comme l’Azerbaïdjan, les États-Unis, le Qatar, la Norvège. En même temps, l’Europe investit massivement dans les énergies renouvelables, dont fait partie le nucléaire, mais surtout l’hydrogène et la voiture électrique. Or, sur ce registre-là, l’Europe n’est pas autonome. C’est le problème des batteries. Si l’on vise l’objectif de ne vendre et produire que des voitures électriques d’ici à 2035, l’Union deviendra dépendante de la Chine, de la Corée et du Japon pour les batteries. Si l’on considère que la priorité c’est d’être autonome dans les batteries, il faut qu’on se donne les ressources pour le devenir et penser ensemble l’écologie et la souveraineté.
Les problèmes industriels, et notamment nucléaires, n’ont-ils pas fragilisé le couple franco-allemand ?
Sylvain Kahn : Les tensions entre la France et l’Allemagne sur le nucléaire sont des bisbilles au regard du risque qui pèse sur l’UE en matière de batteries électriques et de raffinage du lithium et du cobalt, un secteur hautement stratégique. Le risque est que l’industrie automobile européenne soit avalée par les Chinois. Le couple franco-allemand, ce sont des leaders, des décideurs, des managers qui ne sont d’accord sur rien, qui ont des cultures différentes sur tout, mais qui ont un but commun : se mettre d’accord. Quelquefois, cela prend des mois, quelquefois, des années. Mais il faut que ceux qui crient en permanence à la mort du couple franco-allemand se calment ! Qu’ils arrêtent d’imaginer que la guerre de 1870 c’est pour demain. Soit ils ont peur, ou alors ils aiment les films catastrophes, soit ils ne se tiennent pas au courant, à moins qu’ils n’aient des arrière-pensées.
Le couple franco-allemand, cela fait 75 ans que cela dure. Y a-t-il un exemple de vraie crise entre la France et l’Allemagne ? Pourquoi les mêmes qui se gargarisent quand le moteur franco-allemand cale ne se réjouissent-ils pas du plan de relance de plusieurs centaines de millions d’euros, inimaginable il y a encore quelques années et qui a eu le soutien massif de la «très rigoureuse» Allemagne ? L’Allemagne, pourtant très dépendante du gaz russe, a fini par stopper Nordstream.
L’Europe fait-elle avancer la cause écologique ?
Sylvain Kahn : L’Europe, en matière écologique, est l’entité territoriale et politique qui a la législation la plus avancée au monde. Ses objectifs en matière de lutte contre le réchauffement climatique en témoignent. Tout comme la taxe carbone qui est en train d’être mise en place aux frontières européennes.
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